I/ Vilma Meszaros
Je n'ai jamais eu à me plaindre d'Olga. Elle ramenait de bonnes notes de l'école, ne faisait pas de vagues. C'était un ange, l'incarnation de la gentillesse et de la beauté. Je crois que c'est à cause de ça si je ne me suis jamais vraiment occupée d'elle. Je ne me sentais pas à la hauteur. Je sais que c'était aussi une excuse pour me décharger de toute autorité sur elle mais c'était aussi ma façon à moi d'accuser le coup. J'avais tout juste dix-sept ans lorsque je suis tombée enceinte. J'étais encore une enfant et mon corps en renfermait un autre, comme une poupée russe. Parfois, j'espérais secrètement perdre cette enfant parce que je n'avais pas trouvé le courage de m'en débarrasser par ma propre décision. Je n'étais même pas certaine de connaître l'identité exacte de son père, ça se jouait entre le marin et le barman du coin. Aux traits d'Olga j'ai toujours pensé au barman mais je n'en ai jamais parlé à voix haute. J'ai déjà essayé, j'aurais voulu la prendre dans mes bras pour la réconforter mais les mots restaient au fond de ma gorge. C'était comme avoir un poing à la place du cœur, je le sentais remonter le long de mon œsophage et déployer ses grands doigts pour me faire du mal. A l'époque, nous vivions dans un minuscule appartement d'Octogone. Les pièces étaient humides et chaque année, nous avions une invasion de cafards dans tout l'immeuble. Je me souviens de ces journées que nous passions dehors le temps que les fumigènes se dissipent dans l'air. Lors d'une de ces journées, nous sommes allées à la piscine Olga et moi. C'est elle qui me l'a demandé alors que le soleil s'écrasait lamentablement sur les couloirs de la ville. Un vent frais transperçait l'air et emmêlait nos cheveux. Je me souviens avoir coiffé la longue chevelure d'Olga une fois arrivée au centre pour pouvoir entrer sa tignasse dans ce minuscule bonnet de piscine. Son maillot était rose -une véritable petite fille de sept ans et demi- tandis que le mien était noir. Elle tenait ma main si fermement que j'ai été obligé de la suivre dans le bassin pour enfants. Je sentais bien qu'Olga désirait plus que tout s'éloigner de moi pour prendre son envol mais la peur lui tiraillait le ventre. Je savais qu'elle ne risquait rien mais je lui tenais quand même la main, comme pour m'excuser pour toutes ces fois où je l'avais oublié à l'école. J'essayais de me racheter, au plus profond de moi, c'était l'unique sentiment qui subsistait : la culpabilité. C'est là qu'un homme est entré à son tour dans le bassin. Il savait nager, lui, c'était évident. Il devait avoir la quarantaine et son sourire semblait vouloir lui déchirer les joues.
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Je crois qu'une jeune fille a besoin d'aide. C'est ce qu'il a dit, sur un ton rassurant et sûr de lui. Il a tendu sa main vers la mienne pour me la serrer. Ses doigts étaient gelés.
Je suis le maître nageur.Il m'a alors montré son badge où était écrit en lettres majuscules
ZOLTAN BANO, MAÎTRE NAGEUR. Il disait vrai. Au même moment, un garçon chahuteur a donné de grands coups de pieds dans l'eau, arrosant le visage d'Olga. Ses doigts se sont crispés contre les miens avant de les lâcher pour quitter la piscine et s'asseoir au bord de l'eau. Elle a remonté ses genoux sous son menton et fixé Zoltàn comme si elle attendait quelque chose de lui.
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Olga, viens avec moi. Maman te protège. C'est rien qu'un peu d'eau. Quelques gouttes perlaient encore sur son visage, mouillant au passage ses sourcils froncés par la contrariété.
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Non, tout le monde va se moquer de moi. Je sais pas nager. C'est la toute première fois que j'entendais une telle détresse dans sa voix. Zoltàn l'a rejoint pour s'asseoir à côté d'elle. Je ne sais pas pourquoi mais je l'ai laissé faire, je savais qu'il serait mieux que moi prendre la situation en charge. J'étais impuissante, Olga ne voudrait pas de mon aide de toute façon. Elle n'en a jamais voulu, repoussant à maintes reprises mes traces d'affection. Je n'étais pas sa mère, seulement une inconnue à ses yeux. Une inconnue ayant perdu sa confiance d'enfant trop patient.
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Moi aussi à ton âge je ne savais pas nager. Zoltàn se comportait comme un père, il avait la voix douce et le débit de mots qu'il utilisait semblait calculé. Je me suis calée contre le rebord de la piscine pour les regarder. Je ne parlais pas.
C'est normal, tout le monde a peur de l'eau. Il suffit d'apprendre à la connaître. L'homme s'est tourné vers moi, il s'adressait à toutes les deux. Je faisais à nouveau parti de leur discussion.
Je donne des cours de natation tous les mercredis soirs. Ce serait peut-être bien qu'Olga y vienne. Non ?Les yeux de la petite se sont immédiatement illuminés. Quelque chose avait changé en elle, une étincelle était là, je pouvais sentir sa chaleur caresser ma joue. Elle m'a lancé un regard accompagné d'un sourire et j'ai accepté. Je savais que si je ne le faisais pas, l'infime lien qui nous unissait se briserait à l'instant.
Je n'avais pas le choix et je lui devais bien ça.
II/ Olga Meszaros
Il pleuvait lorsque la voiture s'est garée sur le parking de la piscine municipale. Mon ventre se tordait sous l'effet du stress et l'espace d'un instant, j'ai regardé ma mère. J'ai cherché du réconfort maternel dans ses yeux mais je n'ai rien trouvé. Je me suis retrouvé face à un mur que je me sentais totalement incapable de franchir. Pourtant, j'ai lancé un sourire à Maman et ses doigts fins ont caressé mes cheveux.
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Je t'aime. C'était sa phrase préférée pour m'acheter et ça fonctionnait à chaque fois alors qu'elle déposait un baiser sur mon front.
Tu vas me manquer pendant ces deux heures. Ce soir je te fais un repas de princesse, d'accord ? J'ai répondu par un faible oui avant d'ouvrir la portière et quitter la voiture. J'ai couru sous les gouttes de pluie agressives pour ne pas que mes cheveux se mettent à friser. Une fois à l'entrée j'étais déjà essoufflée. Dix filles et garçons étaient là, ils m'attendaient, j'avais du retard. J'étais la dernière, tout le monde me regardait. J'ai baissé la tête pour ne pas avoir à affronter les regards insistants tout autour de moi. Je me sentais coupable d'une erreur que je n'avais pas commise. Et alors que je voyais le pire moment de ma vie se dessiner sous mes yeux, Zoltàn est entré dans la pièce et les moqueries ont cessé. Plus personne n'ouvrait la bouche. Je l'ai regardé du coin de l’œil pour tomber sur un sourire toujours aussi chaleureux. C'était le même que la dernière fois, lorsque j'étais assise au bord de la piscine. Sauf que cette fois, nous n'étions pas tous les deux. L'attention du maître nageur était divisé par onze ; cela faisait une maigre part.
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Allez enfiler vos maillots les enfants, on prendra le temps de se présenter avant de commencer les exercices.Je me suis exécutée en même temps que les autres. Les filles dans les vestiaire gauche et les garçons dans le droit. Celui de gauche était beaucoup plus calme que le droit. On pouvait entendre les garçons se chamailler et se taper dessus. Moi j'étais toute seule, un peu à l'écart, les autres filles étaient plus jolies que moi. Et leur maillot aussi. Elles parlaient entre elles, si doucement que je n'ai rien entendu en dehors du rire final. Lorsque nous nous sommes retrouvés au bord du grand bassin, Zoltàn nous a demandé de nous asseoir en demi-cercle, en face de lui. Ses grands yeux nous observaient un à un alors que ses cheveux châtains étaient étouffés sous son bonnet de couleur grise. Je me souviens avoir regardé son torse et ses bras. C'est la première fois que je voyais réellement un homme de cette carrure. J'avais l'impression de redécouvrir la nature humaine et je me sentais coupable de sentir mon corps se crisper à une telle vision. Je ne pouvais même pas le regarder dans les yeux. J'avais trop peur qu'il lise mon mal être dans les miens.
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Et toi alors ? le maître nageur s'adressait à moi. J'étais la quatrième en partant de la gauche. Assise juste à côté d'un garçon un peu rondouillard et à la peau exagérément pâle. J'ai eu un moment de silence. Je n'avais pas entendu les autres paroles. Les consignes n'étaient pas parvenues jusqu'à mes tympans. Juste avant la question de Zoltàn, le son n'existait plus. C'était un peu comme un arrêt sur image. Il a continué.
Tu t'appelles comment ?-
Olga. J'ai répondu de suite, sur un ton si vif que je me suis surprise moi-même.
Une fois nos prénoms enregistrés, le groupe a été divisé en deux. D'un côté ceux qui savaient déjà nager et de l'autre les débutants. Nous n'étions que trois à patauger dans le petit bassin, Zoltàn à nos côtés. J'étais la seule fille, accompagnée par le rondouillard et un autre garçon, un peu plus timide et réservé que tous les autres. Il ne se chamaillait pas, lui. Il ne hurlait pas, lui. Maintenant que j'y pense, c'était celui qui me ressemblait le plus. Deux copies conformes n'ayant même pas essayé de se connaître. Je me suis lancée la première, mes premiers gestes étaient saccadés. Les autres se moquaient de moi. J'avais envie de pleurer, je ne sais même pas comment j'ai su retenir mes larmes. Les mains de Zoltàn se sont posées sur mon corps. J'avais excessivement chaud. Ce que je ressentais était indescriptible. J'ai su retenir suffisamment mon attention pour entendre ses consignes et tenter tant bien que mal de les exécuter.
Et au bout de quelques minutes qui semblaient éternité, je flottais.
Les mains du maître nageur ne me soutenaient même plus.
Je nageais.
Aussi simple que ça.
A la fin de la séance, j'ai regardé les enfants partir un à un avec leur mère. Ils souriaient et racontaient leur aventure les yeux brillants. Une part de moi savait que ma mère m'oublierait ce soir là mais je suis quand même assise sur les marches humides, à l'entrée. L'odeur de la pluie dansait encore dans les rues mais je n'y faisais plus attention. J'attendais, malgré la nuit tombante et le départ précipité du soleil. Je me voyais déjà courir sur les trottoirs à toute vitesse pour rejoindre plus vite la maison. Je m'imaginais les mains dans les poches et la peur au ventre. Après plus d'une heure, Zoltàn est venu vers moi, a posé l'une de ses mains sur mon épaule. J'ai frissonné. Je n'osais plus le regarder mais cette fois, je n'avais pas le choix.
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Où est ta mère ? bonne question. Je n'avais rien à répondre, j'aurais pu tout déballer et faire intervenir les services sociaux mais j'ai répondu bêtement.
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Elle avait rendez-vous au docteur. Elle doit avoir du retard. C'est pas grave, je vais rentrer à pieds. Pourquoi je la défendais ? Certainement parce que je me sentais incapable de la trahir. Je n'avais qu'elle dans ma vie. Je ne pouvais pas me permettre de perdre mon unique repère malgré qu'il soit plus foireux que jamais. Ce qui est facile avec les enfants, c'est qu'on peut en faire ce qu'on veut. Ce sont des pâtes à modeler. Et ça, Zoltàn devait le savoir. Il maîtrisait à la perfection la sculpture sur enfant, sans cela je ne l'aurais pas autant aimé. J'étais aussi un bon modèle, c'est ma souplesse qui permettait à ma mère de me tromper.
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Tu veux qu'on aille chez moi ? j'habite à deux rues d'ici et quelque chose me dit qu'un bon chocolat chaud te ferait du bien. Je me suis redressée tel un pantin et je l'ai suivi. Je n'ai pas hésité une seule seconde. Lorsque la porte de son appartement s'est ouverte, je me sentais déjà mieux. Quelque chose me laissait croire que j'y reviendrai à plusieurs reprises par le futur. Que je m'allongerai sur son canapé pour regarder des dessins animés. Ce serait dans la cuisine qu'il m'offrirait la plus belle robe de tous les temps. En face du frigo, je déshabillerai mon corps d'enfant pour l'essayer et Zoltàn l'enlèverait les minutes d'après. Il poserait ses mains contre ma peau et pour la première fois de ma vie je me sentirai vivante. Heureuse. Amoureuse de baisers que je ne comprendrai pas.
Oui, c'est en franchissant pour la première fois cette porte que tout venait de commencer. Le sexe n'aurait bientôt plus de secret pour moi. J'entrais dans la spirale la plus vicieuse et vieille du monde. Celle d'une relation interdite entre un homme et une enfant.
Et dans mon innocence délicate, je me demandais si toutes les mères oubliaient leurs enfants à la piscine. Si tous les maîtres nageurs tombaient amoureux de leurs élèves. Si tous les pères de tous les pays n'existaient pas.
Je n'en savais rien.
J'étais désespérément heureuse.
III/ Juli Nemeth
IV/ Olga Meszaros
V/ Tiborc Làzàr
[uc]