« Why fit in when you were born to stand out ? » (Dr. Seuss)
Le médecin de famille était déjà là depuis le début de l’après-midi dans le manoir familial de Naples. Apollonia avait beau fixer ses ongles pour se concentrer sur autre chose, elle ne parvenait pas à occulter totalement la pensée que cet homme au visage austère avait pris bien plus de temps qu’il ne fallait pour ausculter une petite fille qui ne souffrait de rien de grave. C’était la troisième fois que
l’incident se produisait ; à chaque fois, une chute en apparence sans gravité ou une faiblesse du corps. Cette fois-ci sa mère avait décidé d’intervenir et avait fait mander l’homme de science. Lui saurait, avait-elle justifié à son mari.
Apollonia était assise sur le rebord de la fenêtre. Elle avait la boule au ventre et elle savait son angoisse partagée. Mais si la seule et unique enfant de la famille Verrecchia craignait le diagnostic, aucun des trois membres présents n’aurait pu s’attendre à ce que le médecin déclara, en privé, aux deux conjoints après avoir congédié la petite fille dans un boudoir annexe – boudoir d’où, si l’on collait son oreille au bon endroit du mur de pierre, laissait tout entendre de ce qui se passait de l’autre côté.
« Apollonia souffre d’un trouble qu’il m’a rarement été donné d’observer. Elle ne ressent pas la douleur. Votre fille est insensible à n’importe quel stimulus provoquant normalement la souffrance. » Silence dans la pièce, rompu par la voix grave et tendue du père.
« Comment est-ce possible ? » Un soupir.
« Nous ne saurions l’expliquer. Bien sûr nous pouvons espérer que les choses changent avec le temps … Mais souvent ces afflictions sont définitives et risquent même de lui coûter la vie, et la littérature ne nous sera d’aucun secours. Vous savez, ne pas éprouver la douleur n’est pas un don, contrairement à ce qu’on peut croire, c’est un risque majeur. Votre enfant ne saura jamais se prévenir du danger car l’alarme qui survient normalement après une blessure ou un choc n’est pas là. Elle ne pleurera pas, elle ne criera pas. Mais son corps, lui, reste exposé. Il n’est pas invincible, mais … Considérez-le comme muet. »Elle n’aurait jamais mal, son corps en était tout bonnement incapable. Elle aurait pu s’enfoncer une dizaine de clous rouillés dans sa chair sans jamais verser la moindre larme. La promesse était belle sur le papier. Pourtant, Apollonia était intérieurement terrifiée : elle savait en son for intérieur que ce n’était que le début d’une longue enfance parsemée de précautions inutiles et de craintes permanentes.
« There are wounds that never show on the body that are deeper and more hurtful than anything that bleeds. » (L. K. Hamilton)
La lourde porte de chêne se referme sur elle et son corps projeté sur le lit de métal est aussitôt agressé par les sangles de cuir froid qui se resserrent progressivement sur ses chevilles, ses poignets et sa taille. Elle a beau se débattre, rien n’y change. Le pire n’est pas de sentir une boule de peur enfler dans ses entrailles jusqu’à en faire trembler ses membres, non ; le pire, c’est de voir le visage de sa mère au-dessus d’elle, qui la regarde sans sourciller alors qu’elle gémit. « Mère ! »
On l’a traînée ici et maintenant qu’elle regarde autour d’elle frénétiquement, elle comprend qu’elle n’est plus dans sa chambre, cette cage dorée où elle a vécu pendant les quatorze premières années de sa vie hors du monde réel. La cellule est froide, épurée, aveugle. Si jusqu’ici ils avaient été tendres et bienveillants avec elle, ces derniers mois avaient été le mauvais présage d’un changement radical de traitement envers elle. Un traitement dont elle ignorait encore la partie cachée – seule la surface visible de l’iceberg lui avait été jusque là présentée.
« Père ! Mère !! » Dans sa voix, la terreur pure et simple.
« Mère … Mère je vous en prie, ne le laissez pas faire … » souffla t-elle tout bas, le regard enfiévré, brillant.
« Apollonia, mon enfant. Calmez-vous. » Elle se veut rassurante, maternelle, mais tout sonne faux.
« C’est pour votre bien. » Elle n’y croit pas une seule seconde et manque presque de rire froidement.
« Mon bien ? » répète t-elle, incrédule.
« Je ne veux pas de ça, je ne veux pas être un animal de foire, je ne veux pas, je – » Elle se coupe, s’agite à nouveau et sent les liens lui résister sans aucun problème. Elle est coincée, piégée. Et elle hait cette sensation.
« Pourquoi est-ce que vous m’attachez ? Je suis votre fille ! Je n’ai pas besoin d’être détenue de cette façon ! » Ils auraient pu l’utiliser encore de longues années comme ils le faisaient depuis qu’ils étaient au fait de sa « particularité ». Ils auraient pu continuer à lui faire des tests d’efforts, à lui faire des piqûres régulièrement, à l’analyser. Même si on ne faisait pas ça à son enfant. Sans l’entraver. Pas comme
ça.
« Il le faudra bien si vous n’acceptez pas votre traitement ! » Comme elle l’avait prévu, son père est là. Il arrive dans la pièce, bras croisés.
« Votre père et moi pensons que votre maladie ne peut être guérie. C’est un fait. » C’était sans appel. Si celle qui l’a mise au monde prend la parole, ce n’est pas bon signe et c’est une décision commune qui ne subira aucun obstacle.
« En revanche, elle peut être étudiée, et à terme, mener à de grandes avancées. Vous n’êtes pas sans ignorer que vous êtes spéciale. Nous ne voulons pas perdre cette chance. Nous voulons vous préserver. » C’était donc ça, le but de cet enfermement forcé, de cet emprisonnement qui la privait de vivre comme n’importe quelle jeune fille de son âge ? Au nom de la cause scientifique, au nom de leurs métiers, ils étaient prêts à la sacrifier sur l’autel de la gloire ? Elle voulut répliquer mais quand sa mère porta une main à sa joue pour la caresser, Apollonia dégagea son visage, furieuse. Le regard de sa génitrice s’assombrit un instant, jaugeant sa détenue de fille comme si elle l’avait mordue.
« Et puis qui sait, peut-être trouverons-nous même des solutions à d’autres … symptômes, dont vous semblez souffrir. » Cette pente glissante sur laquelle s’était aventurée sa mère, Apollonia la perçut rien qu’au son de sa voix. Elle était devenue plus distante, plus miséricordieuse. Pleine d’une pitié écœurante qui la rendait méconnaissable à ses yeux. Elle ne cherchait pas seulement à se servir de sa fille, non, elle voulait aussi cacher ses réels desseins en prétendant la guérir … Mais de quoi, au juste ?
Elle cherche quelque chose dans sa poche, en ressort un objet qui étincelle à sa vue. La finesse d’une aiguille.
« Ne faites pas ça. Mère. » Elle n’a pas mal, mais elle la sent, cette pointe de métal qui s’enfonce lentement dans sa chair, inexorable.
« Vous ne comprenez pas, vous n’avez pas besoin de – Revenez ! REVENEZ ! » A nouveau elle hurle, elle crie. L’aiguille disparaît, la sensation s’atténue, douce, légère, euphorisante presque. Et elle sombre.
Les somnifères administrés la calmeraient le temps qu’il faut. Jusqu’à l’acceptation, au moins, de sa situation et de la suite des événements.
« I was dead until you found me, though I breathed. I was sightless, though I could see. And then you came...and I was awakened. » (J.R. Ward)
La liberté lui donnait le vertige.
Dans l’air nocturne de Naples, Apollonia courait à en perdre haleine. Ses jambes peinaient à maintenir le rythme tant elle avait peu eu l’occasion de les faire fonctionner depuis trop longtemps. Elle avait presque trente ans et elle découvrait enfin ce que c’était que de sortir la nuit, de s’échapper, de vivre. Elle avait déjoué leur attention – elle ne savait même pas comment elle y était arrivée, mais c’était fait. Elle n’était plus enfermée, elle n’était plus torturée, elle n’était plus un objet de science et de curiosité que l’on s’amusait à scarifier, et elle comptait bien en profiter pour s’enfuir. De la ville au moins, de l’Italie peut-être. Plus rien ne pouvait l’arrêter après l’enfer qu’elle avait vécu.
C’était sa première sortie, sa vraie première soirée. Contrairement à tous ces habitués qui hantaient les venelles napolitaines et s’enivraient, elle observait, dévorait du regard chaque détail qui lui était inconnu, et elle dénotait clairement. Elle s’était drapée à la hâte de sorte à couvrir ses blessures et ses cicatrices encore largement visibles – témoins de son anormalité.
Cela avait attiré l’attention, inévitablement, de certains individus. Parmi eux, cet homme aux traits fins et exotiques. Il avait dit s’appeler Lufen ; il lui avait même avoué être immortel, tout comme elle s’était sentie irrépressiblement poussée par l’envie de se livrer entièrement à lui. Folie ou intuition, elle n’avait épargné aucun détail sordide de son histoire. L’issue de cette rencontre, qui pour Apollonia n’était guère fortuite mais prédestinée, lui parut alors toute tracée.
« Je veux que vous me transformiez, Lufen. » La solution à son problème. Une éternité pour tout recommencer, pour partir loin et pour vivre enfin.
Pour se venger, aussi, de ce qu’on lui avait infligé. A cet instant, quelque chose avait changé entre les deux inconnus éphémèrement rapprochés.
« Je refuse. » Son ton péremptoire la fit se redresser, prête à combattre son désaccord.
« Pourquoi ? Vous avez un don ! Vous pourriez me sauver ! Vous n’avez pas idée … Vous ne savez pas ce que c’est, ce que j’endure. Je préférerais mourir et devenir comme vous plutôt que de rester comme je suis. Je … » Dans sa gorge, les mots moururent avant qu’elle ne déglutisse péniblement et murmure à voix basse, quasiment sanglotante. Si elle avait pu, elle se serait mise à genoux et aurait jeté aux pieds de cet étranger les vestiges affaiblis ruinés de sa dignité. Elle l’aurait pu l’implorer, littéralement.
« Je vous en supplie. Transformez-moi. Si vous ne le faites pas je … Je mettrai fin à mes jours. » Les mots avaient été dits, le défi était lancé. Dans son regard, étincelait le désespoir fou de celle qui n’a plus rien à perdre. La croyait-il capable ? Il la connaissait si peu, au fond. Elle pouvait mentir.
« Sottises. » Un mot, et il avait soufflé la lueur d’espoir.
Le reste se déroula vite, très vite, trop vite. Elle s’était reculée de lui, suffisamment pour avoir le temps de sortir le coutelas qu’elle avait sur elle et le planter dans sa poitrine sans prévenir. Elle appuie, appuie jusqu’à chercher une douleur qui ne vient pas, qui ne viendra plus jamais. Effusion carmine, choc dans le cœur, mais aucune douleur. Elle s’effondra au sol, ses genoux s’entrechoquent contre la pierre, le souffle se perd, s’évapore, s’étiole. Elle voit trouble. Il hurle son nom dans la nuit.
« Je vous l’avais dit … Que je le fer- je le ferai. » Il la tient, à ses côtés, désemparé, mis devant le fait accompli, forcé de la regarder expirer pour la dernière fois ou obligé de l’immortaliser contre son gré.
« Je vais mourir dans tous les cas, alors … » Un murmure alors qu’elle voit l’image de son visage s’étrécir dans une obscurité progressive.
Alors il la mordit.
« Do not seek revenge and call it justice. » (C. Clare)
Apollonia marchait à travers champs, un sourire désabusé plaqué sur ses lèvres, sa main effaçant les derniers sillons de sang qui avaient strié son menton et ses commissures. Quelle stupide idée que de se nourrir de lapins et de gibiers. Etaient-ils donc tombés si bas dans la chaine alimentaire pour se contenter des restes de la nature, quand celle-ci regorgeait du mets le plus délicat et le plus enrichissant ? S’être séparée de Lufen avait été le meilleur choix qu’elle pouvait faire. Elle n’avait plus besoin de lui, maintenant qu’elle avait eu ce qu’elle voulait. Un an à ses côtés avait rapidement permis de lui faire comprendre qu’elle perdait son temps à s’imposer un régime bien trop misérable pour un vampire.
Le paysage de Naples lui avait manqué tandis qu’elle arrivait aux portes de la ville, avec toujours ce même sourire bienheureux. Rien n’avait changé ou presque et elle pouvait humer la vie palpitante qui y régnait encore de nuit. Ce soir elle n’était pas là pour profiter des plaisirs napolitains, non, elle était revenue pour autre chose. Pour quelqu’un d’autre.
Les hautes herbes avaient poussé dans le jardin familial, tout à coup plus austère et moins accueillant que dans ses souvenirs. La peur saisit son cœur mort : avaient-ils abandonné le manoir ? Son pas se hâta et alors que la lumière filtrait par quelques persiennes encore ouvertes, le soulagement l’apaisa. Ils étaient encore vivants, Dieu merci.
Elle prit une inspiration profonde alors qu’elle se trouvait sur le perron, face à la porte d’entrée. Pousser celle-ci évacua l’angoisse qu’elle éprouvait depuis qu’elle avait pénétré la demeure des Verrecchia, symbole de son ancienne vie, de sa famille d’avant. A l’intérieur, tout était toujours pareil, figé dans un continuum temporel presque effrayant. Les mêmes bougies étaient allumées que le soir où elle s’était enfuie.
« Maman ? Papa ? » appela t-elle comme une petite fille, d’une voix forte et à la fois tremblante.
Il ne fallut plus qu’une poignée de secondes pour qu’un serviteur apparaisse et se pétrifie sur place, avant de courir dépêcher le père et la mère. La fille prodigue était de retour, leur annonçait-on sans qu’ils n’en croient un seul mot. Elle était là ! Après avoir fui, après avoir réussi à s’évanouir dans la nature, elle revenait d’elle-même. Incroyable. Sa mère, suivie de son père, avaient descendu tous deux l’escalier de marbre pour se précipiter vers elle, les larmes aux yeux, le cœur battant d’un triomphe soulagé.
« … Seigneur, Apollonia ? Apollonia est-ce bien toi ? »La jeune femme s’avança vers eux, entourant sa mère de ses bras délicats dans une étreinte attentionnée,
bien trop attentionnée.
« Mais oui maman, c’est moi, ta fille. Je suis rentrée. Pardonne-moi. » souffle t-elle tout bas tandis qu’elle sent le cœur de sa si vieille parente pulser tout contre le sien. Elle hume son parfum une dernière fois – cet écoeurant relent de menthe poivrée – et la seconde d’après, lui arrache violemment la carotide.
Lorsqu’Apollonia quitta la demeure à la fin de la nuit, celle-ci embaumait un délicieux parfum carné et sanglant.
« Follow your inner moonlight; don't hide the madness. » (A. Ginsberg)
L’immortalité avait cet intérêt qu’elle ouvrait le champ des possibles d’une façon quasiment indécente.
En quatre cent ans, Apollonia avait pu rattraper ses pauvres années d’humanité fades et cauchemardesques. Elle avait vécu plus qu’elle n’aurait pu le faire enfermée à Naples, elle avait aimé et elle avait profité jusqu’à la dernière miette de tout ce qu’elle avait pu avoir. Elle avait brûlé sa non-vie par les deux bouts avec une joie enfantine, malsaine, égoïste. Voyageant d’un pays à l’autre, débarrassée de toute attache, refusant d’ailleurs qu’on l’étrique avec un mariage ou une promesse d’amour inconditionnel, elle était itinérante, libre et vagabonde. Elle fit couler de l’encre écarlate sur son chemin, ne se souciant guère plus des philosophies pacifistes de son Créateur. La mort de ses parents n’avait jamais apaisé ses tourments. Si elle pouvait faire souffrir les humains qui lui rappelaient ses géniteurs, elle le faisait. Si elle voulait s’abreuver de ces êtres si fragiles pour son bon plaisir, elle le faisait. Elle n’était plus bornée par aucune règle et elle en jouissait entièrement.
Pourtant après trois longs siècles de déraisons dues, comme elle l’aime à le dire, à sa « jeunesse », l’italienne avait décidé de concrétiser sa vie d’un point de vue matériel. Il ne suffisait plus de voyager et de changer de paysage tous les matins. Peu à peu elle ressentait une envie d’accomplir quelque chose, de se stabiliser. La danse avait été son refuge, son métier et surtout son passe-temps – celui qui lui avait permis de vivre la nuit pendant toutes ces années sans jamais être réellement inquiétée. Le monde du jeu et des plaisirs nocturnes était son domaine et elle avait appris les ficelles des cabarets, des établissements où l’on jouait l’argent comme on pouvait jeter sa vie sur le tapis vert des tables de cartes. Avec le temps, les maisons de paris clandestins et les revues avaient fini par être remplacées par des clubs et des casinos. Temple de la démesure, c’était précisément ce qui avait décidé Apollonia de se lancer dans les affaires. S’entourer du meilleur, du plus luxueux dans un decorum à la hauteur de ce qu’elle voulait proposer aux plus humains comme aux plus surnaturels d’entre eux : l’indécence des sols aux plafonds.
Son périple l’avait menée, à l’époque, jusqu’à Budapest. Quinze ans plus tôt, elle arrivait de nulle part avec sa fortune accumulée lors de deux précédents mariages fructueux financièrement parlant et son goût immodéré pour le risque. Le
Golden Cage ouvrait alors ses portes et lançait sa carrière de femme d’affaires dans ce pays où elle parviendrait à se faire connaître à sa manière.