And games that never amount
To more than they're meant
Will play themselves out
Lui, il adore les fraises. Vraiment. Bon c’était la première fois qu’il en mangeait mais il adore ça, il en est sûr et certain. Par contre, il est tout aussi certain que Adam les déteste. Il est devenu tout rouge quand il a commencé à en manger. Pis ses joues se sont gonflés, comme quand il imite le poisson ballon. Il l’a jamais aussi bien imité. Lukas a ri, très fort, il a un peu applaudi, et puis d’un coup, il a vu son grand frère tomber de sa chaise et sa maman se précipiter vers lui. Il a arrêté de rigoler et il a regardé son papa. Mais son papa était aussi accroupi, il a pris un téléphone et a parlé à toute vitesse. Dans tout ça, Lukas a regardé.
Sans qu’il se souvienne vraiment comment, il est arrivé dans un endroit bizarre, où il a jamais été. Tout blanc. Vraiment tout blanc. Avec des tas de gens en blanc. Il tire la manche de son papa, et il voit les mains de celui-ci se tordre, dans tous les sens, dans un air désespéré. Mais Lukas, il sait pas encore ce qu’il se passe, alors sans réfléchir –parce qu’à cet âge là voyez vous, on ne réfléchit pas,- il demande :
« Papaaaaaa ? » Ce ton profondément emmerdant qu’adopte tous les enfants, qui n’ont pas mué, montant, vers des aiguës qui vous irritent les oreilles. Papa Jäger se tourne vers son cadet. Lukas ne voit pas qu'il déglutit, que ses sourcils sont remontés et qu’il a peur. Il répond, avec une voix un peu ailleurs –ça par contre, l’enfant le perçoit :
« Oui chéri ? » Lukas sourit, content d’avoir enfin de l’attention. Ses cheveux noirs et raides lui tombent devant les yeux, et il demande :
« On est oùùùù ?» Toujours avec cette même voix horripilante, mais le papa l’écoute d’une seule oreille. Du regard, il cherche quelqu’un qui pourrait lui donner des nouvelles sur son fils aîné. Lukas se sent délaissé. Alors il s’écarte de son papa, il fourre maladroitement ses petits poings dans ses poches. La provocation marche. Son papa se rapproche et pose une main sur la petite épaule de son fils.
« On est à l’hôpital. » Le petit garçon fronce les sourcils. On lui a déjà parlé de cet endroit. Il l’a jamais vu. S’il avait été plus attentif, il aurait entendu le mot dans la voiture, lorsque son papa conduisait. Mais il n’est pas attentif. Il balance ses petites jambes du haut du banc où il est assis. Il aurait bien envie de regoûter des fraises, mais il a la vague idée que ce n’est pas le moment. L’hôpital. Il dit :
« C’est Cathy, elle a dit que c’est là que les gens malades vont, c’est vrai ? » Son papa le regarde, et pousse un petit soupir. Ca veut dire quoi quand les adultes soupirent ? Lukas en sait rien. Il insiste.
« C’est vrai ? » Le papa acquiesce.
« Oui. » Le petit garçon fronce les sourcils.
« Adam il est malade ? » « Oui. »Il a droit cette fois à une tête hochée.
« A cause des fraises ? » Et de nouveau, le papa soupire, ce qui fait ronchonner le fils qui ne sait plus quoi dire.
Y’a une dame qui leur demande de venir, toute en blanc aussi. Elle les amène dans une pièce, Lukas suit son père, une main dans la sienne, de peur de le perdre. Il fourre son pouce dans sa bouche. Il ne sait pas qu’il fait ça quand il a peur, un peu. Il fronce les sourcils en regardant tout le monde autour de lui. On pousse une porte, et un lit immense. Lukas tend ses bras pour que son papa le prenne dans ses bras, contre lui, parce qu’il commence à avoir un peu peur. Le papa s’exécute. D’en haut, le petit garçon voit son grand frère, allongé dans un lit. Il murmure, tout doucement, à l’oreille de son papa :
« Il est malade ? » Mais le papa n’écoute pas, il regarde un médecin avec un truc blanc sur les épaules. Luka veut pas le regarder, il lui fait peur, alors il regarde son grand frère. Il a les yeux ouverts, il a l’air d’aller un peu mieux qu’avant, quand il faisait le poisson ballon … Lukas lui sourit, et Adam lui rend son sourire. Il lui fait coucou, de sa petit main, et il voit le bras de son frère sortir de sous la couverture. Il a un tuyau dans le bras. Lukas fronce les sourcils. Il lance, à son frère, passant au dessus de la conversation des adultes :
« Pourquoi t’as un fil dans le braaaas ? » Adam se redresse un peu et il lance :
« C’est pour les médicaments !» Quel air de savant ! Lukas entend qu’à moitié, il se dégage des bras de son père et s’avance près du lit, et laissant les adultes à leur conversation. Il comprend pas ce qu’ils disent, y’a qu'Adam qu’il comprenne. Il s’approche avec une petite moue, et il dit doucement :
« Mais pourquoi t’as des médicaments dans le braaaas ? » Il comprend vraiment pas.
« C’est à cause des fraises ? » Et Adam acquiesce, sans sourire, avec un air grave de vétéran. Lukas remet son pouce dans sa bouche, et il grogne, un peu triste :
« Thu peux plus faire le poichon ballon ? »Adam sourit. Il gonfle ses joues.
« Mais si. »I said baby I adore you.
She said no babe, you’re just afraid.
And I said d'you really think so ?
« Arrête. » « Non, j’arrêterais jamais. » Il pousse un long soupir en levant les yeux au ciel, puis il se laisse tomber dans le lit. Sa tête passe à deux doigts du mur, et elle atterrit par enchantement sur l’oreiller. C’est une belle maison. Elle l’a hérité de ses grands-parents, morts il y a à peine un an. Et lorsqu’elle a eu 20 ans, elle s’y est installée, tout simplement. Elle est dans le centre. Pas très grande. Mais mystique. Bourrée de mystères. Il commence à la connaitre cette maison. Il y est venue quand elle y habitait pas encore, quand les grands parents étaient encore en vie. Et maintenant qu’elle y a fait son nid, il y passe le plus clair de ses journées. Avant le piano était dans la salle à manger. Ils ont appelé Adam à la rescousse, lui et ses grands bras, avec l’aide de Lukas, ont réussi à monter le piano dans la chambre. Jazz, elle préfère jouer dans la chambre. Elle compose, beaucoup, surtout après l’amour. Elle dit que ça l’inspire. Il sait pas trop quoi en penser. En cinq ans de relation, elle a jamais autant composé que ces derniers mois. Ca le dérange pas. Ca le laisse juste pensif.
Il regarde autour de lui… Les tableaux aux murs. Ces tableaux, ouai, il les connait aussi. Il hausse un sourcil, en passant une main dans ses cheveux. Y’a la mélodie qui sort du cercueil noir, les touches comme des petits angelots qui s’échappent, tout doucement. C’est doux, c’est fluide, c’est une des seules musique qu’il aime vraiment au monde. Il sait que dans quelques années, il l’aimera plus vraiment. Ou plutôt, il aimerait se dire qu’il l’aimera toute sa vie, mais il se connait. Il aime pas l’art. Elle elle adore ça. Il capte pas vraiment pourquoi l’art ça rend tout le monde aussi dingue, pourquoi la musique faire faire des folies, pourquoi le cinéma transcende autant. Y’a des mystères. Il regarde les peintures aux murs, il leur trouve rien d’exceptionnelles. Jolies, sans plus. Il lâche, couvrant la mélodie :
« Ton piano, on dirait un cercueil. » Il la voit, de profil, qui fronce les sourcils. Il la sent qui se tend et elle arrête de jouer. Ses mains s’arrêtent sur les caissons d’ivoires qui composent les touches. Elle lui a dit, une fois, que ce piano valait une fortune, que vendu au marché noir, elle en aurait quelques millions. C’est qu’elle est riche. Mais elle n’a jamais vraiment expliqué pourquoi. Des ancêtres un peu illégaux de ce qu’elle a laissé sousentendre. Elle répond :
« Y’a pas d’cadavre dedans. » Vague silence.
« T’as vérifié ? » Elle secoue la tête. Lukas se redresse, s’assoit sur le lit puis se glisse sur le rebord et se relève. Il s’approche du piano, puis l’ouvre. Dedans y’a tout le mécanisme. Elle appuie sur une note, il voit un marteau se lever et frapper la corde. Il entend une voix assourdie parvenir à ses oreilles.
« Alors ? » Il joue.
« Hmmm … Y’a bien un truc … » « Quoi ? » Elle y croit pas. Ca s’entend dans sa voix. Tant pis. Il reprend :
« Bah, on dirait un doigt, coincé entre les cordes et … » Il s’arrête de parler, pour faire monter la pression. Il entend le silence. Et il finit par pousser un cri, en faisant mine d’être attiré vers l’intérieur du piano. Il accroche ses main aux rebords au piano, et joue la comédie. Il l’entend qui éclate de rire et il se laisse tomber dans le cercueil en laissant retomber la capot sur sa tête. Et il lance, d’un air ténébreux :
« j’suis mort, c’est fini, adieu. » Elle pouffe de rire, et s’avance pour remonter le capot du piano. Elle est petite, elle se met à genoux sur le tabouret et passe à son tour la tête dans l’instrument, parce que visiblement, plus on est de fous, plus on rit. Elle tourne la tête, à l’intérieur, et puis elle lance :
« J’vois rien, arrête de faire ta victime. » Ca se répercute contre les parois de l’instrument, et les cordes tressaillent sans doute. Il tourne la tête et la regarde. Ils sont bien là, avec leurs têtes au milieu d’un piano, au milieu d’un cercueil où naissent et sont assassinées les notes, à chaque instant. Il se rapproche d’elle, et elle laisse glisser ses mains sur le piano. Evidemment elle ne s’empêchera pas de jouer. Tout doucement, d’une main, elle joue quelque chose. Ca résonne dans leurs oreilles. Ca imbibe leur cœur, leur yeux plongés dans le noirs qui ne sont font pas aux ténèbres, leurs muscles. Ils ont l’impression d’être au coeur du monde. Au creux du piano. Lukas dit rien, il se rapproche pour coller un baiser sur sa joue, qui a pour vocation de dériver vers ses lèvres.
La musique les ignore. Et ils l’ignorent.
Il demande, vaguement :
« Tu voudrais pas m’épouser ? »Il le prononce comme il pourrait prononcer
« T’veux pas aller au bowling avec moi dimanche midi ? » Mais c’est Lukas. Il aime pas les formalités. Quel meilleur endroit pour demander quelqu’un en mariage que dans un piano. Y’en a qui le font sous les étoiles, au restaurant, sur un bâteau, dans la rue en pleine nuit, sous la neige ou les tropiques. Pourquoi pas au fond d’un piano. Elle aime ça plus que tout au monde de toute manière. Il voit pas sa réaction, c’est trop sombre. Il entend le silence. Il s’en fout un peu du silence. Il stresse pas. Il attend rien. Pour une fois. Jazz, elle l’aide à oublier sa nervosité. Elle est douée, la meilleure de toute. Et puis il l’entend juste murmurer :
« On a vingt ans. » « Je sais. » Il sent qu’elle ouvre la bouche, il imagine tout, dans le noir le plus complet. Elle sort pas la tête du piano pourtant. Elle pourrait se redresser et vouloir une discussion sérieuse. Mais non. C’est pas idyllique entre eux. Ca l’a jamais vraiment été en réalité. Et tant pis. C’est comme ça qu’ils s’aiment. Ils ont fait un nombre incalculable de break, se sont souvent aimés sans se le dire, et puis sont revenus ensemble, et pour mieux se laisser. Il sort la tête du piano, et s’appuie sur les notes. Ca fait un klutz, bam, et les notes résonnent dans la pièce. Elle sort, elle aussi. Il lui sourit.
« Oublie, c’était une mauvaise idée. » Elle le regarde. Elle se place devant lui, Jazz et ses beaux cheveux noirs qui lui tombent devant les seins. Elle aime bien composer en étant totalement nue. Chacun ses délires, Lukas ça le dérange pas. Ca le dérange plus. Elle passe ses deux mains contre les hanches de son homme, qui la regarde avec un petit sourire.
« T’es pas vexé ? » Il réfléchit. Il est honnête lorsqu’il répond :
« Nah. » Puis il l’embrasse en souriant.
You went alone into the woods
Where none of us could follow.
The cave is empty; the night is silent
« Il était là, et le jour d’après plus là. Pouf. Envolé. Je sais pas pourquoi. J’me demande pourquoi. Peut-être qu’il est parti en voyage. En voyage pendant un an. J’en sais rien. Peut-être qu’il était fatigué ? Mais j’en sais rien.
Nan, en fait que je dis que j’en sais rien c’est des conneries, je le sais, il aurait pas fait ça. Je die que j’en sais rien parce que j’ai pas d’autre explications. Mais ça vaudrait le coup de … Il est peut-être mort. Et puis ça fait un an. »
Il regarde son reflet dans le miroir. Il observe son nez. Sa mâchoire. La forme de son visage et de ses yeux. Ils se ressemblent. Du moins dans ses souvenirs, et sur les photos. Il sent la panique monter, et puis ça monte, ça monte, et ça le prend à la gorge. Il respire un grand coup. Parfois, devant un miroir, Lukas imagine ce qu’il pourrait dire à un psy s’il en voyait un. Il imagine, et il parle, à voix haute, sans que ça ne soit vraiment utile. Même quand il n’est pas chez lui, c’est quand il est nerveux, stressé, quand son corps accumule trop d’un coup. Là c’est juste dans sa salle de bain. Putain à vingt-et-un ans on devrait pas avoir à vivre tout ça. Il fronce les sourcils. Sa respiration se bloque un peu. Il respire, calmement, en essayant de faire le vide dans son esprit. Il reprend :
« Un an. J’aurais espéré que... » Il ferme la bouche. Fronce les sourcils. Baisse les yeux. Plus bas encore. Pousse de nouveau un long soupir. Il passe maladroitement un tee-shirt, beaucoup trop grand comme d’habitude, en marmonnant rapidement :
« t’es con, t’es con, t’es con, t’es con, t’es con, t’es con. » T’es vraiment con. Il relève la tête, passe une main dans ses cheveux en continuant de ruminer :
« t’es vraiment un blaireau qui parle tout seul Lukas ... » A l’extérieur, il entend la sonnette. Son regard se fixe sur la porte de la salle de bain. En bas, il perçoit la voix de Jazz qui ouvre la porte d’entrée, sans doute avec un large sourire, parce qu’elle est douée pour ça. Et elle imagine également le visage de Anna. Terne, derrière la porte, qui apparait, et qui pourrait être celui d’un fantôme. Lukas se regarde dans la glace. Il aime Anna. Vraiment beaucoup, c’est sa belle sœur après tout. Même s’ils sont liés par … Appelez ça comme vous voulez. Une disparition, une traitrise, une incompréhension, un decès, un ectoplasme, un frère, allez savoir. Lukas se regarde une dernière fois. Calme son cœur qui bat avec nervosité. Il veut Jazz maintenant. Et il passe la porte de la salle de bain. Il descend les marches, se retrouve devant Anna et la salue, avec un grand sourire. Y’a Ada dans une poussette, toujours plus grande, toujours plus mignonne. C’est un diner comme ça, informel au possible. Juste pour le plaisir de se revoir. De pas perdre le lien. Et il sait, à petite échelle, ce qu’elle vit.
Jazz est partie travailler. Elle les a salué. C’est une excuse, elle sait qu’ils ont besoin de parler de choses qu’elle ne comprend pas. D’Adam. Elle le connaissait oui. Et elle parle de lui au passé. Il lui manque un peu. Mais elle ne le dit pas, ce serait sans doute impoli envers les véritables peines. Parce qu’elle n’était rien d’autre au fond qu’une éventuelle futur belle-sœur, et les hypothèses n’ont jamais été le fort des frangins Jäger. Et puis Anna et lui parlent. Pendant longtemps. Y’a Ada sur les genoux de sa mère, tout tourne un peu. Lukas lui parle de sa nervosité croissante. De sa manière d’espérer encore. Et ça énerve sa belle sœur, comme d’habitude. Ca l’énerve. Elle a des arguments en bétons armés comme d’habitude et Lukas jette les armes, comme d’habitude. Il n’a pas la force de se disputer avec elle. Et le sujet dérive. Comme d’habitude. Ca parle de tout et de rien, de la formation de Lukas, les compositions de Jasmine, et la vie d’Anna. Ca dérive, doucement, et ça part dans les recoins, sans plus parler d’Adam. Ils n’en ont pas besoin. C’est qu’en un an, ils ont appris à en souffrir. A en souffrir assez pour ne plus en parler tout le temps.
Et puis le téléphone sonne. Lukas pousse un soupir. Il attrape le fixe sans rien dire, tout en regardant Anna, avec un air vaguement désolé. Il s’adosse au mur en décoiffant ses cheveux d’une main, le regard un peu perdu, la voix un peu blasée/ Il lance, dans le combiné :
« Allo ? »La vérité c’est qu’il s’attend à un commercial, ou à une amie de Jazz qui voudrait passer la voir, ou bien à sa mère, ou encore à n’importe qui d’autre, un canular téléphonique, ce serait plus probable. Que quoi ? Que cette respiration au bout du fil. Que ce grain. Il se redresse, se tend, c’est pas possible. Et pourtant. Ce sont des mots en allemands qui viennent traverser le combiné pour s’écraser et remuer son oreille.
« Lukas … P’tain c’que c’est bon d’t’entendre. »
Les sourcils de Lukas se froncent. Sa respiration se bloquer. Il rêve. Il hésite à raccrocher et à se pincer. Il rêve ? Non. Il a pas l’impression de rêver. C’est pas ce genre de sensations quand on rêve. Mais y’a Adam au bout du fil. Adam et la réalité, ce ne sont pas des données compatibles. Ouai, il doit rêver. Il ne dit rien. Se retourne. L’allemand, ça lui manquait. Ca lui manquait horriblement. Il se place face au meuble, pour comprendre, pour encaisser. Il encaisse pas. Ses sens se mettent en sourdine. C’est Adam. Y’a que Adam qui parle allemand. Mais Adam a disparu. Mais Adam est sans doute encore vivant. Mais Adam ne peut pas être au bout du fil. Parce qu’il a disparu. Mais en quoi ça l’empêche d’être au bout du fil. Il a mal à la gorge quand il respire. C’est pas du soulagement, c’est de l’inquiétude. Il veut savoir où il est, ce qu’il fait, pourquoi il s’est cassé, pourquoi il a rien dit, comment on en est arrivé là. Il réfléchit pas. Même si c’est un ectoplasme à l’autre bout du fil, il dira pourra quand même répondre. Alors il demande, en allemand :
« T’es où ? » Pas tu vas bien, pas qu’est-ce qui t’arrives, juste, putain t’es où. Et y’a un silence radio. Alors il reprend, plus vite, plus paniqué :
« Bordel mec, t’es OÙ ? » Et il répond pas. Il entend ce silence qui lui vrille les tympans. Il l’imagine. Il sait, Adam tourne toujours trente fois sa langue dans sa bouche quand il ne sait pas quoi dire. Il est moins nerveux que Lukas. Mais au fond ils ont les mêmes gènes. Ce matin encore, le futur flic y pensait, il pensait à leur ressemblance frappante. Putain Adam pourquoi tu fais tout ça, qu’est-ce qui t’prends … Lukas serre les dents. Et la réponse vient fendiller son cœur et sa confiance un peu plus.
« J’vais bien t’as juste… » Il s’arrête. Ce lâche. Non. Non tu vas pas bien sinon t’aurais pas abandonné ta femme, ta fille, ton frère, ta vie. Et déjà il reprend :
« T’as pas à t’inquiéter. » Ca … ça c’est vraiment la meilleure. Demander ça, alors que son coeur se tord d'inquiétude ? Il entend Anna derrière qui lui parle, qui l’interpèle dans une langue qu’il ne capte même plus. Que l’allemand. Ca s’embrouille lorsque déjà il reprend, sans réfléchir, simplement avec une rage sourde dans la gorge :
« Tu t'fous d'moi ? on pensait qu'étais mort, MORT, m. o. r. t., m'dis pas d'pas m'inquiéter, dis moi où t'es, dis moi où t'es ou ... » Où j’appelle les flics ? Mais t’es flic Lukas. Et tu sais que personne n’en a rien à foutre des pères de familles qui se révèlent être en vie, qui sont simplement victime d’une crise d’existentialisme aigüe, de remise en question et d’introspection face au grand devoir de paternité. Personne ne s’en souciera. Personne sauf toi. Et il sait que Adam le sait, à l’autre bout du fil. Il voudrait ajouter quelque chose, il voudrait, mais déjà, on lui arrache le fixe des mains. Son regard se pose sur Anna. Sur Anna qui parle au téléphone, avant de se mettre à gueuler, de gueuler ce nom. Adam. Le seul, l’unique qui arrive à les foutre dans cet état. Le seul, l’unique qui arrive à foutre en l’air l’équilibre bancal qu’ils avaient acquis.
Lukas sait qu’il va finir par raccrocher. Pourquoi ? Parce qu’il ne voulait pas parler. C’était dans sa voix. Il pouvait presque le voir, en face de lui, avec ses yeux fuyants et sa gorge qui se noue de l’intérieur. Lukas tourne le dos à Anna. Le silence règne. Il s’assoit sur une chaise, en face de la table, son café est toujours là. Il en reste un fond. Froid. Il le boit quand même. Il fixe la table. Les rainures en bois. Il regard Anna qui finit par se retourner, avec un air dévasté sur le visage. Et Lukas lâche, vaguement :
« Il est vivant. » Et Dieu sait que tout est à refaire. Que le deuil était une solution trop douce.
C’était quoi. Trente secondes ? Une minute ?
From the moment we enter crying
to the moment we leave dying,
it will just cover your face
as you wail and cry and scream.
« Tu m’en… v… veux dis ? » Jazz relève les yeux de son assiette. La table de la cuisine est froide. La cuisine est froide. Ses beaux yeux sont froids. La bouffe est froide. Il est rentré en retard. Il lui jette un regard. La nervosité le reprend. Il sent que ses mains vont trembler. Il sent que tout va se mettre à vriller dans ses tympans. Il la regarde par intermittence. Le pates sont froides. Elle répond, vaguement :
« C’est ton boulot, t’es pas obligé d’être à l’heure. » Elle ose pas le regarder. Elle ose pas affronter en face le malaise ambiant qui vient ruiner leurs cœurs. Les cœurs déjà ruinés. Il se redresse. Il sent tout son stress qui remonte d’un coup jusque dans sa nuque. Il ouvre la bouche pour parler. Ca lui arrive, des fois, de bégayer lorsqu’il est en nervosité intense. Mais rarement face à Jazz. Parce que Jazz il l’aime, Jazz le calme. Jazz est magique, mais elle le sait pas, elle le sait plus. Il lui a pas redit depuis longtemps. Il ouvre la bouche encore, la mâchoire tremble à tout casser.
« J… J’voulais pas dire qu’tu m’en voulais pour … p… pour le retard. » Aucun des deux n’ose se regarder en face. Parcequ’ils savent de quoi ils parlent. C’était le rêve de Jazz d’avoir des gosses. Elle aura 28 ans en fin d’année. Et elle est
coincée avec un type stérile. Dieu sait si elle l’aime encore. Lukas sent un long frisson remonter le long de son dos. Il lui a jamais demandé si elle lui en voulait. Il tente de calmer les frissons qui remontent jusqu’à son dos, contre ses mains, contre sa nuque et dans son cœur. Elle redresse le visage.
« C’est cruel de m’demander quelque chose comme ça. » Elle est franche, il n’a pas besoin de lui demander pourquoi… Pourquoi c’est cruel. Elle l’explique, avec une douceur dans la voix qui en ferait pâlir plus d’un :
« Parce que si j’dis oui, j'passe pour un monstre et cette situation … tu l’a pas voulue. » Elle marque un temps d’arrêt. Il se regarder, au dessus de la table. Comme si l’air glaciel du carrelage au sol venait leur fouetter le visage. Il tremble. Il a le cœur au bord du vide. Il se sent impuissant, jaloux du vide, jaloux de la terre entière, jaloux d’Anna et d’Adam, jaloux de la puissance. Il se mord l’intérieur de la joue. Et elle continue.
« Et si je dis non, je mens, et tu le sais. »Mais brise son cœur Jazz. Brise le, piétine le, met le dans un état terrifiant, fais tout ce qui est en ton pouvoir pour le rendre horriblement triste. De toute manière, toi, toi au moins tu es puissante. Tu vas finir riche. T’as du talent. Lui tout ce qu’il sait faire, c’est faire pousser absolument tout et surtout n’importe quoi. Il sait pas composer des mélodies qui viennent des glisser dans les oreilles, qui restent des jours, qui te sourient. Il sait pas faire grand-chose de ses dix doigts. Il a la mâchoire qui tremble. Il ose pas la regarder. Il ose pas l’engueuler. Il ose rien. Il ose plus. Il aurait du insister pour la demander en mariage.
« Et … t… t… » Pourtant Dieu sait qu’elle n’a pas un regard qui le juge à cet instant. Dieu sait qu’elle essaye de le comprendre. Elle sait qu’il est nerveux, qu’il est stressé, tendu, fatigué, perdu, triste, lâche, jaloux, aimant. Elle sait tout ça. Elle sait qu’il bégaie quand il va mal. Elle l’incite à continuer d’un regard doux. Et il reprend, les yeux dans le vague :
« Et tu vas m’quit… quitter alors ? » Elle dit rien. Elle semble perdue. Il voit dans ses yeux qu’elle y pense, tout le temps. Qu’elle perd son temps. Qu’elle l’aime, mais sans doute pas assez. Que pourtant elle veut pas l’quitter. Et puis elle a des secrets, des secrets que personne n’imagine connaitre. Alors elle se relève, prend son assiette et débarrasse. Lukas la voit disparaitre. Il ferme les yeux. Il l’imagine monte les escaliers. Il l’imagine attraper la rambarde de l’escalier. Monter doucement. Il l’imagine passer la porte de la chambre, s’asseoir au piano. Et les secondes passent.
Il l’entend qui commence à jouer.